mardi 13 décembre 2011

Analyse des affirmations de Mme Eliacheff

Un billet du Pr Jacques Van Rillaer :


Émission Les Matins de France-Culture du 7 décembre 2011



« Des personnes bien intentionnées, c'est bien pire que celles qui le sont mal »

Jacques Lacan, Séminaire XX, Seuil, 1973, p. 64.



1. Une trentaine de psychanalystes « se sont fait rouler dans la farine »


Mme Eliacheff reproche à Sophie Robert de s’être présentée comme journaliste travaillant pour Arte, raison pour laquelle ces analystes ont accepté d’accorder de longs interviews. Mme Eliacheff souligne que tous ces analystes ont « une renommée nationale voire internationale ». Autrement dit, ce sont des experts des profondeurs de l’âme.

Celui qui connaît bien les mœurs freudiennes et lacaniennes ne s’étonne guère de la naïveté de ces personnages de grande renommée. Freud lui-même, brillant théoricien et écrivain, manquait totalement de clairvoyance quand il s’agissait d’évaluer des personnes. Les deux disciples auxquels il a accordé les plus hautes responsabilités (Adler s'est vu nommé en 1908 Président de la Société viennoise de Psychanalyse et Jung, en 1910, Président de l'Association internationale de Psychanalyse) sont devenus des « dissidents » très peu de temps après leur nomination. Rank et Ferenczi, qui furent longtemps les disciples préférés après la rupture avec Jung, se sépareront également de Freud. Ils diront que « Freud n'avait pas plus d'intuition qu'un petit garçon » (cités par Jones). Par contre, Freud s’est toujours méfié de Jones et d’Abraham, des disciples qui lui resteront fidèles jusqu'à la mort.

Moi-même j’ai été le premier assistant du professeur Jacques Schotte, à l’époque Président de l’École belge de psychanalyse (l’équivalent belge de l’Ecole freudienne de Paris). En 1972, j’ai défendu ma thèse de doctorat sur Freud, devant un jury composé de quatre psychanalystes et un psychosociologue (c’était l’époque où, à l’université de Louvain, le feudo-lacanisme régnait souverainement). Le jury a trouvé que c’était tellement « brillant » (en fait, tellement conforme aux dogmes freudo-lacaniens) que deux ans plus tard j’étais nommé chargé de cours à temps plein à la Faculté de médecine de l’université de Louvain. Les professeurs qui m’avaient fait nommer étaient bien sûr des psychanalystes ou des gens favorables à ce courant (c’est le système de cooptation, assurant « la reproduction » ). Comment n’ont-ils pas vu que j’allais changer d’avis en 1979 et devenir ensuite très critique à l’égard des élucubrations et des mœurs freudiennes ?

L’autre assistant de J. Schotte, Michel Legrand, s’est avéré être d’abord, comme moi, un freudien convaincu, puis un critique acerbe de l’idéologie réactionnaire sous-tendant le freudisme et le lacanisme . Là encore, le Président de l’Ecole belge de psychanalyse n’avait pas du tout compris qu’il avait affaire à un futur renégat.

Pour revenir à Sophie Robert :

ou bien elle n’a pas tendu un piège (elle en est arrivée au fil du temps, en toute bonne foi, à trouver le discours freudo-lacanien de plus en plus aberrant et inefficace),

ou bien elle a manipulé. Mais, si cette seconde hypothèse est la bonne, il faut reconnaître que tous ces analystes de « renommée nationale voire internationale » n’ont, pour reprendre l’expression de Férenczi et Rank, « pas plus d'intuition qu'un petit garçon ».

Quand un(e) journaliste prend contact avec moi, qui ne suis qu’un petit Belge sans renommée internationale, je prends toujours la peine de voir via Internet de qui il s’agit (cela ne prend que quelques minutes). Si son nom n’apparaît pas ou quasi pas dans le moteur de recherche, je lui réponds que je suis malheureusement trop occupé (j’ai en effet autre chose à faire que donner des interviews sans lendemain). Actuellement, plus de la moitié de mes patients ont tapé mon nom dans un moteur de recherche avant de me consulter. Ils me parlent, en passant, de documents qu’ils y ont lus à mon sujet. Aujourd’hui, la majorité des intellectuels ont le « réflexe Google » pour ne pas perdre leur précieux temps. Comment ces analystes, champions de la pensée soupçonneuse, voire paranoïde, ne se sont-ils pas méfiés ? En vérité, ils sont tellement convaincus de leur valeur, leur Moi est tellement gonflé, qu’ils se voyaient déjà glorifiés via Arte. On les comprend : avec France-Culture et Le Monde, Arte est le média par excellence de la diffusion de la doctrine psychanalytique pour les happy few.

D’autre part, Sophie Robert aurait-elle présenté un document orienté, qui aurait le droit de lui jeter la première pierre ? Ceux qui ont vu des émissions d’Arte sur Freud ou sur d’autres chaînes françaises ont pu constater que les réalisateurs orientent systématiquement les documentaires dans le sens des légendes freudiennes . Pire : ils mentent sans vergogne. J’ai montré des années durant à mes étudiants un film d’Arte sur Freud où l’on voit Mme Roudinesco et Peter Gay présenter le cas d’Anna O. comme une réussite spectaculaire de la psychanalyse, alors que tous les historiens du freudisme savent parfaitement que « la cure par la parole » avait exacerbé ses troubles au point de devoir l’envoyer dans un institut psychiatrique.

Pour des détails sur Anna O, voir l’ouvrage tout récemment paru de Mikkel Borch-Jacobsen, le meilleur historien actuel du freudisme :

Les Patients de Freud. Ed. Sciences humaines, 2011, 224 p., 14 €

Pour un aperçu,

Taper dans un moteur de recherche : EDPH2277

puis cliquer sur « documents » et enfin choisir : Patients_de_Freud.doc

Dès qu’il s’agit de venir en aide à un public dupé, exploité, ignorant ou naïf, victime des puissances d’argent et de pouvoir, on a le droit, si pas le devoir, de faire des documents qui aient une certaine force démasquante et même d’employer des méthodes comme la caméra cachée. Il en va ainsi pour la scientologie, l’astrologie et d’autres pseudosciences, parmi lesquelles le freudisme, le lacanisme et le kleinisme.

Il y a quelques jours, la première chaîne de télévision flamande a diffusé un long documentaire sur le sucre. On y voyait : d’abord une famille ayant décidé de ne plus consommer des desserts et des sodas pendant un mois, ensuite les différents méfaits du sucre, une apologie d’une petite plante (stévia) qui donne la saveur du sucre sans aucun des inconvénients du sucre de betterave, un professeur de l’université de Louvain, très convaincant, ayant fait des recherches sur cette plante, la dénonciation du lobby des producteurs de sucre de betterave qui avait entravé durant des années l’autorisation d’employer la stévia dans des biscuits et autres aliments. L’émission se clôturait sur des déclarations de la famille qui avait éliminé une grande quantité de sucre : le père avait perdu plusieurs kilos, l’aîné des garçons disait mieux dormir et les parents ajoutaient qu’il était moins nerveux. Aucun producteur de betteraves n’est apparu à l’écran. On peut trouver cela scandaleux, car que vont devenir ces braves cultivateurs de betterave si on remplace de plus en plus leur production par celle de la stévia ?

Si Sophie Robert est condamnée pour avoir fait un documentaire orienté, il faudra également condamner le réalisateur de ce documentaire sur le sucre, mais surtout quasi tous les journalistes qui interviewent des hommes politiques. On imagine facilement les politiciens, de gauche comme de droite, venir encombrer les tribunaux avec des histoires de « Castration » ou de leur propos.



2. Le soi-disant traficotage des interviews

Mme Eliacheff déclare :

« L’une de ses techniques [de Sophie Robert] a consisté à refaire hors champ une question concernant l’autisme en donnant comme réponse des phrases tronquées extraites d’un autre contexte. L’effet de ridicule est assuré mais plus grave, le message est inversé » (je souligne)

Sur quels faits précis Mme Eliacheff se fonde-t-elle pour affirmer que Sophie Rober a utilisé cette technique d’« inversion » ? Est-elle extralucide ? Elle ne donne PAS UN SEUL EXEMPLE. Il faut la croire sur parole.

Actuellement, très peu de personnes peuvent en juger. Pas même la juge au moment de présider l’audience du 8 décembre (elle n’avait pas encore visionné les rushes), pas moi et pas davantage Mme Eliacheff. En l’absence de l’examen approfondi des rushes, nous ne pouvons absolument pas en juger. Il me revient que, lors du procès, les plaignants n’ont PAS donné UN SEUL EXEMPLE CONCRET du procédé d’« inversion » qu’aurait utilisé Sophie Robert à leur encontre.

Mais pour Mme Eliacheff il s’agit d’une évidence. La mise en question de la doctrine et de la corporation ne peut être que l’expression d’une honteuse malhonnêteté.



3. Le trépied de Mme Eliacheff

Mme Eliacheff déclare :

selon S. Robert, les psychanalystes « sont les uniques responsables du retard pris par la France dans la mise en place de méthodes éducatives qui, elles seules, je dis bien seules, seraient efficaces. En réalité, ces spécialistes de l’autisme non seulement défendent, mais mettent en pratique un trépied comportant, comme l’un d’eux le résume, une approche éducative toujours, une approche pédagogique si possible et une approche thérapeutique si nécessaire ».

1° La France, en matière de traitement de l’autisme, a pris un retard considérable par rapport à la majorité des pays occidentaux. Son retard concerne également la psychothérapie et d’autres domaines médicaux. Le professeur Alexandre Minkowski, qui avait réellement une réputation internationale pour des recherches médicales de haut niveau, a décrit ce décalage de la France par rapport à d’autres pays, notamment les Etats-Unis. Pour prendre mieux la mesure des dégâts provoqués par dogmatisme des mandarins, j’invite le lecteur à taper dans un moteur de recherche : EDPH2277

puis cliquer sur « documents » et enfin choisir : Universites.US.versus.France.doc

2° Quant à recommander un « trépied comportant, comme l’un d’eux le résume, une approche éducative toujours, une approche pédagogique si possible et une approche thérapeutique si nécessaire », c’est peut-être le cas de « l’un d’eux » comme le dit Mme Eliacheff, mais ce n’est pas du tout le cas des autres. Pour confirmation, je renvoie aux parents d’enfants avec un trouble autistique et aux différents sites que des parents désespérés ont constitués pour s’épauler.

Ce n’est que sous la pression des événements ACTUELS que les membres de la CIPPA se sont empressés de faire le mois dernier des déclarations en totale contradiction avec ce qu’ils pratiquent réellement depuis des années et dont témoigne le film de Sophie Robert. Par exemple, Alexandre Stevens, l’un des trois accusateurs, est parfaitement explicite quant au refus de l’approche éducative des TCC :

« Dans le monde francophone, l’envahissement par les techniques cognitivo-comportementales est un envahissement nouveau, récent, mais très présent actuellement. La psychanalyse se bat contre cet envahissement, n’est-ce pas. Certain nombre de collègues, spécialement Jacques-Alain Miller, ont pris la tête de cette lutte, de ce combat, d’autres aussi dans d’autres mouvements, n’est-ce pas. C’est un combat très important pour maintenir vivant la dimension au fond de la subjectivité par... c’est-à-dire des singularités de chaque sujet par rapport au fond à cette idée comportementale du réglage par cases »

Le traitement de l’autisme illustre cette conclusion du célèbre épistémologue anglais, Frank Cioffi, qui a été un des premiers à mettre le doigt sur les mensonges de Freud (fausses guérisons, cas inventés, etc.) : « le mouvement psychanalytique dans son ensemble est l'un des mouvements intellectuels les plus corrompus de l'Histoire ».



4. Mais pour qui roule Mme Eliacheff ?

Mme Eliacheff déclare dans son émission :

« Mais pour qui roule Sophie Robert ? Pour une association de parents d’enfants autistes, “Vaincre l’autisme” qui mène depuis des années une véritable croisade d’intoxication contre les psychanalystes. »

En fait, le film se trouve sur le site d’« Autistes sans frontières ».

Mme Eliacheff ignore peut-être qu’il existe plusieurs associations, mais c’est très peu important.

Ce qui l’est infiniment plus, c’est de savoir pour qui roule Mme Eliacheff.



1ère hypothèse

Mme Eliacheff roule pour le lobby lacanien, puissant, riche (pensons seulement à l’immense fortune amassée par Lacan et héritée par J.-A. Miller, qui a fourni son avocat aux trois plaignants), un lobby omniprésent sur France-Culture, Le Monde et quantité d’autres pourvoyeurs de l’idéologie freudo-lacanienne.

Pour des illustrations de ce lobby, on lira avec profit l’article d’Esteve Freixa i Baqué

« Le pouvoir (pas le moins du monde occulte) des psychanalystes »

paru dans la revue Science et pseudo-sciences (n° 293). Disponible en ligne :




Ou encore, de Patrice Van den Reysen

« Lettre à la chaîne de télévision franco-allemande : ARTE » :




2e hypothèse, dans le style freudien : la fidélité à la mémoire de la mère

Mme Eliacheff est la fille de Françoise Giroud, qui a eu l’immense privilège d’être psychanalysée par Lacan lui-même, pendant 400 séances, à un prix d’ami. Il y a là de quoi vouer une reconnaissance éternelle au Gourou parisien.

Dans Leçons particulières, la co-fondatrice, avec J.-J. Servan-Schreiber, de L’Express, consacre huit pages à son analyse chez Lacan. En 1963, elle a entrepris ce traitement suite à une rupture sentimentale, très mal vécue parce que « l’homme qu’elle aimait avait préféré une autre femme ». A l’époque, elle était déjà amie de Lacan. Elle écrit : « Il n’est pas d’usage qu’un analyste traite quelqu’un de proche, mais il se moquait des usages. Je fus bientôt parmi ses patients » (éd. Le livre de Poche, 1990, p. 106).

Soulignons au passage que les dirigeants politiques et les journalistes — détenteurs du quatrième pouvoir — bénéficient toujours, chez les psychanalystes soucieux de la propagation de leur doctrine, d’un statut tout à fait particulier.

La journaliste de L’Express a manifestement bénéficié de grands privilèges. Elle écrit :

« Le prix, c'était à la tête du client. Il [Lacan] ne m'a jamais matraquée, peut-être par amitié. Certains ont rapporté qu'il expédiait ses patients en dix minutes . Je ne suis jamais restée chez lui moins d'une demi-heure, toujours écoutée avec attention comme deux mots percutants, lâchés ici ou là, le montraient. Peut-être, dans ses dernières années, a-t-il été moins scrupuleux, ou disons plus cynique, désenchanté » (p. 111).

À lire F. Giroud, on constate que le bénéfice de ses 400 séances se résume à deux choses : ne plus « crouler sous le poids des mots refoulés, des cris avalés, des conduites obligées, de la face à sauver, toujours cette sacrée face » (p. 105) ; « reconstruire avec un homme une relation harmonieuse et solide sur un nouveau diapason » (p. 109). Quelques années plus tard, elle répétera : « Quand la représentation que l'on se fait de soi devient insupportable, le remède est là. [...] Ne plus rougir de soi, c'est la liberté réalisée. C'est ce qu'une psychanalyse bien conduite enseigne à ceux qui lui demandent secours » .

N’étant plus analyste freudien, je m’en tiendrai à ces hypothèses, sachant parfaitement qu’on peut en imaginer encore bien d’autres. Je m’abstiendrai d’affirmer la véritable motivation qui fait rouler Mme Eliacheff.

Notes :

Tout à la fin de sa vie, Freud, une fois de plus, écrit : « La psychanalyse est une partie de la science de l’âme (ein Stück der Seelenkunde). On l’appelle aussi “psychologie des profondeurs” («Some elementary lessons in Psycho-analysis» (1938), rééd. dans Gesammelte Werk, Fischer, XVII, p. 14). Freud s’est défini comme un investigateur de l’âme et non comme un observateur du comportement. Pour lui, les comportements ne constituent pas un objet d’étude en soi : ils ne sont qu’un reflet mensonger et inintéressant des profondeurs de l’âme. De là, la négligence de la simple observation de comportements et l’élaboration d’interprétations délirantes, sous prétexte d’être le Champollion de l’Inconscient.

La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, P.U.F., 1969, tome III, p. 198.

Aujourd’hui, à l’université de Louvain, le système a radicalement changé. Les commissions de nominations tiennent fortement compte de la valeur des recherches effectuées et des publications dans des revues de haut niveau. C’est ce qui explique que les nominations de psychanalystes deviennent de plus en plus rares.

Voir p.ex., M. Legrand, Psychanalyse, science, société. Maradaga, 1983, 280 p.

Pour une revue des principales légendes freudiennes, voir



In C. Meyer et al., Le Livre noir de la psychanalyse. Ed. Les Arènes, 2005, p. 45.

Pour des témoignages sur l’assuétude de Lacan à l’argent et sur la pratique extraordinairement rentable des didactiques : taper dans un moteur de recherche : EDPH2277 - puis cliquer sur « documents »

et choisir les texte suivants : Argent.Lacan.doc — Argent.Miller.doc

L’analyse de Fr. Giroud s’est déroulée de 1963 à 1967, époque où Lacan pratiquait déjà les séances courtes, mais pas encore ultra courtes, ni les « séances zéro », où les futurs analystes lacaniens venaient simplement payer, quotidiennement, le privilège d’être membre reconnu par l’École freudienne de Paris.

F. Giroud, Le nouvel Observateur, n° 1610, 14-20 septembre 1995. « Ne plus rougir de soi », s'estimer davantage : c’est un apprentissage que favorisent, avec raison, beaucoup de psychothérapies. Les thérapies comportementales et cognitives s'en sont fait une spécialité. Voir p.ex. F. Fanget : Affirmez-vous ! Odile Jacob, 2000, 222 p. — Osez. Thérapie de la confiance en soi. Odile Jacob, 2003, 288 p.




Jacques van Rillaer

Professeur de psychologie émérite à l’Université de Louvain-la-Neuve

& aux Facultés universitaires St-Louis (Bruxelles)

2 commentaires:

Indalo a dit…

Excellente réflexion de ce professeur. Quand donc la France va-t-elle ouvrir les yeux sur les impostures de la psychanalyse?

Isabelle Resplendino a dit…

Bonsoir, je vous prie d'excuser le retard pour la publication de votre commentaire, Blogger n'ayant pas signalé celui-ci.

C'est LA question que vous posez...